Le taïwanais Foxconn prévoit de construire trois nouvelles usines dans le sud de l’Inde pour un investissement total de 1,2 milliard de dollars. D’après une présentation interne vue par le Financial Times, le groupe compte actuellement trois campus et 36 usines en Inde. Pourtant, son président a déclaré que la construction d’un écosystème pour les puces en Inde n’est réservée qu’aux « très courageux ». En juillet 2023, Foxconn s’est retiré d’un accord avec l’entreprise indienne Vedanta pour la production d’une usine de puces de 19,5 milliards de dollars. Pourquoi ? Le projet « n’avançait pas assez vite ». La joint-venture n’a pas non plus réussi à obtenir des subventions publiques dans le cadre du programme « Production Linked Investment », ce qui est souvent le facteur décisif pour tout nouveau projet d’investissement.
Transfert de production difficile chez Apple
Apple, le principal acheteur de Foxconn, a annoncé qu’il multiplierait par cinq sa production en Inde pour atteindre 40 milliards de dollars. Mais l’entreprise s’est récemment plainte des difficultés logistiques et des piètres infrastructures de l’Inde. En février 2023, le Financial Times a indiqué que seul un composant sur deux fabriqués dans une usine d’assemblage du groupe indien Tata était de qualité suffisante pour être utilisé dans les iPhone d’Apple.
« Mais le Tata Group n’est pas seul responsable de ces problèmes », affirme une personne de contact qui suit de près le dossier et veut rester anonyme. « Depuis l’iPhone 8, Apple a entièrement confié la production de son smartphone à la Chine. Pour la production des versions suivantes, Apple a fait part de toutes les spécifications supplémentaires aux Chinois. Ceux-ci n’avaient plus qu’à trouver comment produire et intégrer le tout. Ces connaissances sont donc entre les mains de la Chine. Et maintenant que ces connaissances doivent être transmises à l’Inde, la personne capable de tout expliquer, qui plus est en anglais, est soudainement introuvable. »
Les Chinois compliquent le transfert de production, ce qui a pour conséquence que le « transfert » de technologie s’apparente davantage à un processus d’essais et d’erreurs. Néanmoins, on signale que la production d'iPhone en Inde devrait être d'environ 12 % de la production mondiale au cours de l'exercice 24, contre 9 % prévu.
Complexité juridique
L’excès de législation pour les entreprises constitue également une difficulté. Les autorités sont en train de simplifier ces lois, mais cela prend du temps. « Je pense que de nombreuses entreprises attendent les élections pour investir », affirme Mukesh Malhotra, CEO de Solvay India. « Elles veulent être certaines que Modi sera réélu à la majorité. La probabilité que les réformes cruciales soient mises en œuvre sera alors plus élevée et simplifiera beaucoup de choses pour les entreprises. »
Aujourd’hui, les lois sur le travail diffèrent encore fortement d’un État à l’autre. Dans l’État de Maharashtra, où la plupart des entreprises industrielles sont implantées, il est très difficile de licencier des ouvriers, ce qui a fait mal à de nombreux chefs d’entreprise pendant la Covid. Dans d’autres États, c’est plus facile. « On ne vient pas s’installer en Inde », explique Roopa Purushothaman, Chief Economist du Tata Group. « On vient s’installer dans un État. C’est la politique de l’État qui vous rendra la tâche facile ou difficile en tant qu’entreprise. Certains de ces États sont quasiment communistes alors que, dans d’autres, ce sont les forces du marché qui dominent. La réglementation de la propriété foncière, des emplois et de bien d’autres aspects est en grande partie entre les mains de ces États. »
Pénurie de main-d’œuvre
En plus de la complexité des lois sur le travail, il est également difficile de trouver les ouvriers adéquats, en raison notamment de la faiblesse de l’enseignement primaire. Les ouvriers qualifiés sont dès lors difficiles à retenir. « Pendant des années, j’ai eu du mal à garder mes bons informaticiens », explique Mantavajja Gajjar, patron et cofondateur d’Odoo India. Odoo, la première start-up wallonne à avoir atteint le seuil du milliard de dollars en Belgique, emploie 450 collaborateurs IT en Inde. « Après quelques projets réussis, ils ont rapidement été rachetés par de grandes entreprises indiennes ou ont lancé leur propre affaire. » Il faut aujourd’hui proposer des salaires élevés pour attirer des travailleurs. Et des horaires de travail attrayants, de 10h à 19h. Car contrairement à ce que l’on voit en Chine, notamment, l’équilibre entre le travail et les loisirs est très important pour les jeunes Indiens[1].
« L’Inde abrite des génies, mais aussi un nombre gigantesque de personnes peu qualifiées. Et c’est entre ces deux extrêmes que c’est problématique : le personnel moyennement qualifié », déclare le CEO Malhotra. « Dans les usines, il y a trois niveaux. Le niveau moyen est problématique. Ces personnes doivent suivre un programme de formation dispensé par l’entreprise. Ils savent lire, écrire, compter, etc. Mais ils ne savent pas comment utiliser les machines. Ces formations sont mises en œuvre par les organisations sectorielles. » Le programme public dénommé Skill India est adapté à cette réalité. « Il y a donc un écart de compétences, mais qui peut être comblé. »
Le chaos indien
L’Inde est un pays chaotique, et mieux vaut pouvoir s’en accommoder, explique Poul V. Jensen, directeur général du European Business and Technology Centre. « Ici, rien ne file droit. Vous avez votre planning le matin, mais à la fin de la journée, il est fort probable qu’il ait été complètement chamboulé. Il y a quelques années, mon employeur est venu ici avec un agenda bien rempli pour le lundi. Le dimanche de son arrivée, il avait été décidé que le lundi serait un jour de congé. En Inde, on ne sait jamais ce qui va se passer. »
C’est la même chose pour les décisions publiques. Les changements de politique soudains découragent les investisseurs. Le 3 août 2023, l’importation d’ordinateurs portables, de tablettes et d’ordinateurs personnels sans autorisation des pouvoirs publics a été interdite avec effet immédiat. Le lendemain, cette obligation d’avoir une autorisation a été reportée de trois mois, au 1er novembre 2023. Les entreprises ont ainsi tout de même eu un peu de temps pour adapter leurs activités à la nouvelle règle. C’était nécessaire, car si le gouvernement encourage la production domestique de ces produits, l’Inde importe tout de même plus de 80% des ordinateurs portables et 63% des tablettes utilisés dans le pays. Un réel arrêt immédiat des importations aurait eu des conséquences catastrophiques... on s’en est rendu compte un jour plus tard.
Sensibilité au prix
Un élément qui caractérise l’Inde, c’est sa grande sensibilité aux prix. « Ils veulent en avoir pour leur argent », explique Jaimini Bhagwati, « Distinguished Fellow » au Centre for Social & Economic Progress. « C’est la raison pour laquelle Maruti Suzuki [l’alliance entre le japonais Suzuki et l’indien Maruti] a réussi en Inde, alors que General Motors a échoué, sans compter que GM n’était tout simplement pas bien dirigé depuis les États-Unis à l’époque. » La Maruti Suzuki est compacte et fabriquée en Inde. Mais Maruti Suzuki a également réussi parce que « ils venaient avec une voiture bon marché, mais à ce prix-là, les Indiens moyens ont commencé à envisager d’abandonner leur deux-roues. »
L’Inde est le plus grand fabricant – et le plus grand marché – de scooters au monde. La classe moyenne grandissante passe au niveau supérieur en s’achetant un véhicule à quatre roues extrêmement économe en carburant – et plus sûr – sans débourser beaucoup plus d’argent. Et le fait que ce quatre-roues bénéficie en outre d’un bon service après-vente, c’est la cerise sur le gâteau. « Je n’achète que des choses pour lesquelles je suis sûr qu’il y a un bon service après-vente », explique le Dr Bhagwati. « C’est le problème qu’a rencontré Ford : ils possédaient de bons modèles, comme la Fiesta, mais leur service après-vente n’était pas à la hauteur. » Maruti Suzuki a des garages partout, des plus grandes villes aux plus petits villages ruraux. Aujourd’hui, plus d’un acheteur automobile indien sur deux opte pour une Maruti Suzuki.
Droits de propriété intellectuelle et prix maximums
Raman Madhok, Conseiller en diplomatie économique pour le consul général de Belgique, voit encore deux autres points qui posent des difficultés aux entreprises étrangères en Inde. « Tout d’abord, il y a le problème des droits de propriété intellectuelle. Les lois ont été améliorées, mais certaines multinationales ne s’y fient toujours pas. Les entreprises veulent aussi protéger leur processus de production. Pourquoi Tesla n’a-t-elle pas encore installé de site de production ici ? Parce que les pouvoirs publics exercent une pression importante sur les entreprises pour que leur chaîne d’approvisionnement soit complètement locale et qu’elles n’importent pas de composants. Certaines entreprises ne sont pas encore prêtes à cela. »
Un deuxième défi, c’est la fixation des prix. « Ici, vous devez vendre à un prix – bas – sans compter sur une éventuelle intervention des pouvoirs publics. Prenons l’exemple du paracétamol. Quand il vient en Inde, mon collègue américain achète des tas de médicaments parce qu’ils sont tellement moins chers ici. Moins d’un demi-euro pour une plaquette de dix. Pourquoi ? En raison du DPCO (Drugs Price Control Order). »
Un milliard et demi de consommateurs qui ont leurs propres goûts
Cela doit-il pour autant empêcher les entreprises de venir en Inde ? Madhok : « L’avantage de l’Inde, c’est le nombre d’habitants : un milliard et demi. Dans un tel contexte, les petites marges entrainent de grands bénéfices. Mais il faut être prêt à adapter ses produits au marché indien. Regardez des entreprises comme Unilever, Cadbury, Kraft : elles ont adapté leurs produits aux goûts indiens et aux produits locaux. Nestlé a par exemple ajouté des épices indiennes dans ses nouilles Maggi, l’un des snacks préférés des Indiens ».
Les ventes de nouilles Maggi ont été quasiment nulles au départ, à leur entrée sur le marché indien en 1983. Nestlé a alors étudié le marché et a constaté que les Indiens avaient besoin d’un en-cas facile, rapide à préparer et relativement sain : le « snack du soir » rapide, pour les enfants et les étudiants qui rentrent chez eux affamés et n’ont pas envie d’attendre des heures avant de manger. Le slogan « nouilles prêtes en 2 minutes » a fait mouche et les nouilles Maggi sont devenues cultes. Grâce à l’immense réseau de distribution, il est possible de trouver des nouilles partout, même dans les régions les plus reculées.
Cet exemple montre également comment les choses se passent en Inde. « Vous n’investissez pas à court terme en Inde. Si vous n’êtes pas prêt à investir pendant quelques années avant de réaliser vos premiers bénéfices, vous n’êtes pas au bon endroit. » Poul V. Jensen rejoint Madhok sur ce point. « Il faut avoir les poches profondes pour réussir en Inde : il faut s’adapter à la culture, convaincre les Indiens, disposer d’une énorme capacité, etc. Lorsque Boston Consulting s’est installé ici, il avait prévu dans son business plan une période de pertes de 8 ans. »
Peu de sensibilisation aux ESG
« Sachez aussi qu’il y a encore du pain sur la planche en ce qui concerne le cadre ‘Environnemental, Social et Gouvernance’ (ESG). Tout l’appareil de production peut être parfaitement mis en place, à peine des Indiens qui se préoccupent aujourd’hui des critères ESG », poursuit Jensen. « Et cela va devoir changer. » La nouvelle Corporate Sustainability Reporting Directive est entrée en vigueur dans l’Union européenne en 2024. D’ici 2028, 50.000 entreprises devront fournir de plus en plus de détails sur les émissions de leur chaîne d’approvisionnement, ce qui mettra davantage de pression sur les fournisseurs pour qu’ils respectent des conditions plus strictes. Les frictions commerciales entre l’Union européenne et les marchés émergents augmentent en raison de nouvelles réglementations visant à lutter contre la déforestation (Deforestation-free Regulation[2]). Et, à partir de 2026, il y aura l’introduction de la première taxe carbone, que les pays émergents qualifient d’« unilatérale » et de « discriminatoire ».
D’autre part, ces « bâtons » climatiques font en sorte que les pays émergents revoient également à la hausse leurs ambitions climatiques. Ainsi, l’Indonésie et l’Inde ont progressé dans leurs projets de lancement de leur propre marché du carbone. Les pays émergents, y compris l’Inde, sont parfaitement conscients de l’énorme potentiel que cela représente pour ceux qui sauront s’adapter.
« India grows at night, while the government sleeps. » Ce dicton populaire de l’auteur Gurcharan Das illustre bien l’excès de bureaucratie dans le pays. L’achat de terrains, par exemple pour des extensions d’entreprises et des travaux d’infrastructure, s’apparente souvent à une procession d’Echternach. « Le système juridique est indépendant », affirme Shumita Deveshwar de GlobalDataTSLombard, « et les entreprises étrangères sont sur le même pied d’égalité que les entreprises nationales. Mais cela peut prendre des années pour que des litiges soient résolus. »
« C’est pourquoi il est essentiel que les entreprises étrangères collaborent avec des partenaires locaux qui savent comment cela fonctionne. Et comment faire pour que ça aille plus vite. » C’est aussi l’avis du Dr Bhagwati. « Ces partenaires n’apportent rien au capital et n’ont que peu d’expertise technique. Mais ils connaissent tous les obstacles juridiques et savent comment obtenir des autorisations plus rapidement. Ils connaissent les autorités locales et la manière de procéder. Et oui, il faut parfois mettre un peu d’argent sous la table pour accélérer les choses. En tant qu’entreprise étrangère, il vaut mieux savoir que vous n’échapperez pas à cet impôt, c’est un prix que vous devrez payer. »
Bien entendu, les pouvoirs publics tentent de réprimer cette corruption. « Mais même sans cela, vous aurez toujours besoin d’une aide locale, tout comme quand une entreprise belge qui s’installe en Grèce aime avoir un guide grec à portée de main. En Inde, les langues, les traditions culinaires et les pratiques religieuses varient d’un État à l’autre. » Raman Madhok ajoute : « Les gens ne se comportent pas tous de la même manière et certains sujets sont très sensibles ici. Ce sont des choses dont vous devez être au courant si vous voulez réussir. Par exemple : les étrangers croient qu’ils peuvent faire confiance à tout le monde, mais ce n’est pas du tout le cas des Indiens. Nous avons été colonisés par le passé, et c’est quelque chose que nous n’oublions pas facilement ». Madhok conclut : « Les statistiques globales sont très claires : sept fusions et acquisitions sur dix échouent en grande partie en raison de problèmes de personnel. Et c’est doublement vrai pour l’Inde. L’Inde ne peut pas être dirigée depuis l’étranger ».
[1] Nico Tanghe, India is meer dan ooit de backoffice van de wereld: ‘De toekomst is van ons.’ De Standaard, 2 novembre 2023
[2] La législation anti-déforestation doit garantir que les matières premières telles que l’huile de palme, le soja,
la viande de bœuf, le café, le cacao, le caoutchouc, le bois et les produits connexes importés dans l’UE
ne contribuent pas à la déforestation. Le contrôle s’effectue par le biais d’exigences strictes en matière de traçabilité et avec
des amendes allant jusqu’à 4% des revenus annuels des entreprises de l’UE pour les contrevenants.