Eric Posner (Chicago Law School) et Glen Weyl (Microsoft, Yale) ont osé franchir le pas dans leur livre « Radical Markets ». Ils s’inspirent d’Henry George, un spécialiste américain en économie politique du XIXe siècle. Dans son magnum opus « Progress & Poverty », George cherche un moyen de réconcilier le fonctionnement du marché libre, en tant que moteur de croissance avec des pouvoirs publics qui cherchent à compenser ses excès. George a inspiré toute une génération de lauréats du Prix Nobel, comme Herbert Simon, Robert Solow, Joseph Stiglitz et Bertrand Russell.
George ne voyait aucun inconvénient à ce que l’on cueille entièrement (c’est-à-dire sans être taxé) les fruits de son propre travail. Par contre, il estimait que les revenus des propriétés nationales devaient profiter à tous, sous une forme que nous appellerions aujourd’hui « dividendes sociaux ». Pour perturber le moins possible le fonctionnement du marché, George proposait une taxe foncière unique. Cette idée constitue le point de départ du livre, mais les auteurs se plongent surtout dans la philosophie apparemment contradictoire de « marché radical, en dépit des capitalistes ».
VIP
A travers cinq chapitres fascinants, Posner et Weyl esquissent un avenir (proche) dans lequel chacune de leurs propositions est systématiquement mise en œuvre. Ils appliquent l’idée d’un marché libre radical, en se focalisant sur la liberté d’action et l’égalité entre les parties1. Pour soutenir cette thèse, ils ont calculé l’impact positif de chacune de leurs propositions sur la croissance économique, le bien-être et le climat social.
Un des chapitres introduit le concept de « Visa’s between Individuals Program » ou VIP. Posner et Weyl partent du point de vue que la migration est théoriquement presque toujours positive pour la croissance économique du pays d’accueil. Même s’il existe à ce sujet un consensus entre les économistes universitaires, l’opinion publique est aujourd’hui radicalement différente dans la plupart des pays occidentaux. De ce point de vue, c’est le contexte politique et social qui limite les flux d’immigration à un niveau inférieur à celui qui serait souhaitable d’un point de vue économique.
Les auteurs proposent d’augmenter l’immigration en la transformant en une responsabilité individuelle. Un citoyen américain pourrait par exemple délivrer à son nom un visa pour un informaticien africain, lorsqu’il estime par exemple qu’il y a pénurie de ce profil sur le marché de l’emploi aux USA. L’Américain serait alors responsable de l’intégration du migrant (temporaire), qui en échange verserait une partie de ses revenus professionnels nets à son hôte. Le fait que les bénéfices de la migration ne profiteraient plus uniquement aux riches entreprises technologiques qui aident les programmeurs hautement qualifiés à obtenir un visa, permettrait une redistribution des revenus.
Plusieurs objections évidentes apparaissent, mais la comparaison avec le système « au pair » permet de balayer de nombreux points négatifs, au bénéfice de cette piste de réflexion. Lors du recrutement temporaire d’une gouvernante étrangère, c’est la famille d’accueil qui s’occupe de sa sélection, de son logement et qui lui permet d’accéder au marché du travail. Le parallèle que font les auteurs avec le système de travailleurs étrangers dans plusieurs émirats arabes est moins évident. Ils voient une valeur ajoutée dans le fait qu’un travailleur a au minimum le choix entre un travail inhumain dans son pays d’accueil et la pauvreté dans son pays d’origine, un argument que de nombreuses personnes ne sont pas prêtes à accepter, y compris pour une période transitoire qui mènera à un traitement égal entre autochtones et allochtones.
En avant !
Les auteurs n’ont aucun tabou et identifient des possibilités d’amélioration dans presque tous les domaines liés à l’économie. Par exemple, une « Common-Ownership Self-assessed Tax » (COST) pourrait réduire sensiblement la sous-utilisation d’actifs physiques comme les terrains et les bâtiments, ce qui permettrait d’accélérer la croissance. Et que penser de la proposition de rétribuer comme un travail2 le partage de ses données personnelles ?
Le chapitre sur les comportements présumés anticoncurrentiels dans des secteurs où l’actionnariat de plusieurs entreprises est aux mains de quelques fonds d’investissement, répond à une demande de plus en plus pressante pour une nouvelle réglementation antitrust (voir à ce sujet la contribution antérieure d’Arne Maes). Le caractère très actuel de ce thème a encore été confirmé à la fin de l’an dernier, lorsque la Commissaire européenne Margrethe Verstager a diligenté une enquête sur ces pratiques.
Enfin, Posner et Weyl rompent une lance pour le « quadratic voting ». Cette proposition, qui vise à donner aux électeurs des crédits de voix, au lieu d’une voix unique, illustre également les principales forces et faiblesses du livre. Les choix politiques proposés par les auteurs sont sans nul doute défendables au niveau théorique pour lutter contre les tendances (inégalités, faible croissance, impasse politique) dont de nombreux citoyens sont victimes, mais la complexité et la radicalité de ces mesures posent aussi la question de leur faisabilité.
C’est d’ailleurs la volonté des auteurs : le livre n’est pas un « plan quinquennal », mais propose une regard optimiste sur un futur un peu plus lointain, mais surtout « réalisable ». Les auteurs plaident clairement en faveur d’un renouvellement des leviers du marché libre, d’une meilleure répartition des richesses, et d’un élargissement de la portée sociale des choix politiques comme garantie de la meilleure prospérité possible dans l’avenir. Une lecture obligatoire pour nos politiciens ?
1 Leur approche offre une nouvelle perspective aux défenseurs du revenu universel. De manière générale, Posner et Weyl essaient toujours de définir l’activité la plus rentable pour les biens publics via le fonctionnement du marché et la volonté (non masquée) de payer les impôts qui en découle. Cette valeur la plus élevée possible pourrait par exemple financer, par l’intermédiaire d’un impôt, le paiement d’un revenu universel de base.
2 Les auteurs parlent dans ce contexte de ce que l’on appelle les « Captcha », que l’on retrouve sur des sites internet comme Facebook et Google qui demandent aux utilisateurs de prouver qu’ils ne sont pas des robots. Alors que dans le passé, on leur demandait de recopier quelques lettres, ils doivent aujourd’hui identifier des photos montrant une voiture, des feux de signalisation, des étalages, des ponts, etc. Les auteurs pointent le fait que cette demande n’est pas motivée par des considérations de sécurité, mais que ces entreprises sont occupées à développer des applications d’intelligence artificielle qui « apprennent » à partir des millions de photos qu’elles détiennent. Il n’en reste pas moins que ces photos doivent avoir été labellisées une première fois… Et aujourd’hui que ces mêmes sociétés travaillent à des voitures autonomes, l’accent serait mis sur la reconnaissance d’éléments susceptibles d’être intéressants dans le trafic… Une femme n’a pas trouvé cela amusant et a introduit une plainte contre Google parce que le géant technologique ne l’a pas rémunérée pour le travail qu’elle a fourni en remplissant un Captcha.