Un récent article de Bueno de Mesquita et Smith a mesuré le niveau de rationalité des politiques menées. Nous avons déjà discuté des idées de Bueno de Mesquita et Smith sur le despotisme éclairé. Leur dernier article poursuit sur la même lancée.
En termes simples, « the Selectorate Theory » stipule qu’un chef d’État se préoccupe avant tout de sa propre survie. Pour rester au pouvoir, il ou elle doit surtout s’assurer d’un soutien suffisant. Il ou elle le fait en utilisant le trésor public pour satisfaire ses propres partisans.
Dans une démocratie idéale et hypothétique, cela se fait par exemple en finançant la sécurité, l’enseignement et d’autres commodités modernes pour tous les citoyens/électeurs. Dans un tel contexte, la maximisation des chances de réélection du chef de l’État garantit également un maximum de prospérité pour tous les habitants du pays. C’est la force de la démocratie.
Dans une autocratie tout aussi hypothétique et parfaite, le chef de l’État réussit à rester au pouvoir en achetant le soutien d’une poignée de généraux et de dirigeants syndicaux. Il reste parfois un peu d’argent pour construire une école ici ou là ou réparer une vieille voie ferrée, mais ce n’est clairement pas la priorité du leader rationnel.
La question est bien entendu de savoir si les choses fonctionnent ainsi dans la réalité. Dans un récent article, Bueno de Mesquita et Smith ont mis cette théorie à l’épreuve.
Prédictions vérifiables
Leur théorie prédit que les pays avec de larges coalitions* au pouvoir sont plus soucieux du bien commun. Pour déterminer l’ordre de grandeur d’une coalition, ils se réfèrent aux chiffres de Varieties of Democracy (V-Dem), un institut de recherche sur la démocratie.
Les pays où les partis d’opposition peuvent agir sans entrave, où chacun est libre de participer à la vie politique et où les observateurs peuvent travailler en toute indépendance lors des élections obtiennent un score élevé dans le classement de Smith et Bueno de Mesquita.
Dans le top 10 de 2020, nous trouvons, aux côtés de quelques pays scandinaves, nos voisins du nord, les Pays-Bas. L’Allemagne obtient la première place et les États-Unis occupent le 10e rang. Notre pays oscille depuis plusieurs années entre la 15e et la 25e place.
En effet, dans l’article publié il y a quelques semaines par Smith et Bueno de Mesquita, il apparaît que la taille de la coalition est directement corrélée à certaines mesures de performance du gouvernement, comme le degré de liberté d’expression et la fourniture de biens publics.
Le niveau de transparence des lois dépend aussi beaucoup de la taille de la coalition. Le graphique ci-dessous montre comment les pays qui obtiennent un score élevé dans ce domaine (axe horizontal) marquent également des points en matière de transparence des lois (axe vertical). La Belgique et nos pays voisins – l’Allemagne, la France et les Pays-Bas – se situent au-dessus du 80e percentile, et ce dans les deux domaines.
Clientélisme
L’importance de la coalition montre également une forte corrélation avec ce que l’institut V-Dem décrit comme le clientélisme. Cet institut analyse si les dépenses publiques bénéficient surtout à l’ensemble des citoyens ou sont plutôt orientées vers des groupes sociaux ou secteurs économiques spécifiques**.
Vous trouverez ci-dessous le même graphique, cette fois avec le clientélisme sur l’axe vertical. On remarque immédiatement le score relativement faible de la Belgique. Notre pays se situe dans le percentile 64. Pas moins de 63 pays font mieux que nous. L’Arménie, le Ghana et la Jamaïque sont moins susceptibles de se livrer à ces pratiques.
L’attribution de subsides à des secteurs spécifiques comme l’approvisionnement en aliments et la production d’énergie ne devrait pas être problématique. Mais il s’agit bien entendu d’une pente glissante. Un gouvernement qui distribue trop souvent de petits cadeaux à des groupes de population spécifiques aura du mal à assurer la prospérité de l’ensemble de la population. Chaque euro public ne peut en effet être dépensé qu’une seule fois. En particulier aujourd’hui, avec la hausse des taux d’intérêt qui se profile à l’horizon.
* Smith et Bueno de Mesquita utilisent ce terme de façon légèrement différente. Il ne s’agit pas réellement du nombre de partenaires de la coalition, mais du nombre d’électeurs qui soutiennent directement la coalition plutôt que de suivre aveuglément les conseils de vote d’un leader militaire ou religieux local. Dans ce dernier cas, seul ce leader fait partie de la coalition et non pas les électeurs qu’il a réussi à convaincre de soutenir la coalition.
** V-Dem décrit cette variable comme suit : « Clientelism: (…) extent to which spending is on particularistic goods or on public goods intended to benefit all communities within a society »