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Macroéconomie
21.02.2024
Koen De Leus Chief Economist

Inde extrême (#1 Série économique sur l’Inde)

L’Inde est un petit géant. « Mais je vois qu’en dix ans, elle va devenir un énorme géant » explique le Dr Bhagwati. Jaimini Bhagwati est l'ancien ambassadeur pour l’Inde à Bruxelles et travaille actuellement en tant que « Distinguished Fellow » pour le groupe de réflexion Centre for Social & Economic Progress (CSEP) à New Delhi. « Des routes sont construites, ainsi que des ports et des aéroports. La logistique commence à s’organiser. Des réformes sont en cours. Et à un moment donné, tout s’alignera. Quand ? C’est difficile à prédire, car c’est comme une boule de neige qui devient de plus en plus grande à mesure qu’elle roule sur le sol enneigé. Et soudain, vous vous retrouvez avec une boule gigantesque. Et vous vous demandez alors : mais d’où est-ce venu ? »

Le dividende démographique de l’Inde

En termes de superficie et de population, l’Inde est déjà géante. Elle fait 1,2 fois la surface de la zone euro, 77% celle de l’Union européenne et 1/3 celle des États-Unis. Mais elle compte respectivement 3, 4 et 4,1 fois plus de population que les régions mentionnées. La population totale atteindra un pic de 1,7 milliard en 2063, contre 1,4 milliard, pour ensuite baisser à 1,53 milliard en 2100. Jusqu’en 2044, elle bénéficie d’un dividende démographique : le nombre de 25-64 ans par rapport aux plus de 65 ans et aux moins 25 ans – le ratio de soutien – diminuera de 17% sur cette période. D’ici 2050, la population active augmentera de 0,9%, passant de 706 millions à 902 millions.

countries population India
Ce profil démographique contraste fortement avec la plupart des autres économies industrialisées et certaines économies émergentes. Les États-Unis sont l’exception qui confirme la règle, avec une augmentation supplémentaire de 175 millions à 187 millions de personnes d’ici 2050. En Europe occidentale, la population active passera de 102 millions aujourd’hui à 91 millions en 2050 (-0,4%/an). En Chine, la population active passera de 823 millions à 668 millions, soit une baisse de 0,7% par an. La migration de la zone rurale chinoise vers les villes et une nouvelle augmentation du taux de participation pourraient encore compenser partiellement cette situation. En Inde, nous verrons que ces deux éléments compliquent le défi : garantir un emploi à tout le monde.

demographic dividend India

L’Inde n’est pas la nouvelle Chine

L’Inde est souvent comparée à la Chine des années 80. La population active a plus que doublé jusqu’en 2020. Combinée à l’ouverture de son marché aux entreprises étrangères, la Chine a enregistré une croissance annuelle moyenne de 10% jusqu’en 2010. Aujourd’hui, l’Inde est à 7%. Le Fonds monétaire international (FMI) s’attend à ce que l’Inde maintienne un rythme de croissance de 6 à 7% dans les années à venir. Pour la Chine, la croissance devrait passer de 5% en 2023 à 3,4% en 2028. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) publie des prévisions de croissance jusqu’en 2040. Elle table sur une croissance de 4,4% pour l’Inde contre 1,9% pour la Chine.

L’Inde n’atteint pas le rythme de croissance accéléré que la Chine a connu pendant des décennies. Selon Anantha Nageswaran, Chief Economic Advisor du gouvernement indien, la Chine a réalisé ces chiffres de croissance grâce à l’importante dette accumulée. « Corrigée pour ce facteur, l’Inde a connu une croissance plus forte depuis le milieu des années 90 » explique-t-il lorsque je lui parle dans son bureau.

Selon moi, la principale raison pour laquelle l’Inde a présenté de tels chiffres de croissance dans le passé, et ne le fera plus à l’avenir, est qu’il s’agit d’une démocratie. Pour déployer l’infrastructure plus rapidement qu’aujourd’hui et mettre en œuvre les réformes nécessaires, une autocratie sans participation de la population serait idéale. En Inde, toute réforme est toujours très sensible sur le plan politique en raison de la fragmentation des partis politiques et de la grande diversité de la population. Les changements en Inde sont de ce fait toujours plus lents que prévu.

« Et bien que le gouvernement central sous Modi possède une forte majorité parlementaire, un cycle électoral continu (en raison des calendriers échelonnés des élections dans les États) rend les mesures de réforme impopulaires politiquement sensibles », déclare Shumita Deveshwar, économiste en chef en Inde pour le bureau d’études GlobalData TSLombard. « C’est pourquoi le gouvernement a dû retirer la réforme agricole. Par ailleurs, la concurrence politique au niveau des États empêche les autorités centrales de lancer un plan par étapes que les autorités locales devraient ensuite mettre en œuvre. Les réformes du travail bloquées en sont un bon exemple. »

Pays d’extrêmes

Cette diversité de population fait de l’Inde un pays de contradictions. « Tout ce que l’on entend sur l’Inde est vrai », explique Mukesh Malhotra, CEO de Solvay en Inde . « Et tout le contraire est également vrai. » La « maison » de 27 étages du milliardaire Mukesh Ambani – le premier appartement qui a coûté plus d’un milliard de dollars et la plus grande maison individuelle au monde – se trouve au cœur de la ville de Mumbai, où 62% de la population survivraient dans des bidonvilles. L’Inde est l’un des pays les plus inégaux au monde : le top 1% possède 22% du revenu national, contre 13% pour la moitié la plus pauvre de la population. « L’Inde est un pays d’extrêmes » confirme Roopa Purushothaman, Chief Economist et Head of Policy Advocacy du groupe Tata. « Et on constate ces extrêmes partout. Prenons l’exemple du vieillissement. En moyenne, l’Inde a une population jeune, avec des régions au nord et au nord-est présentant un taux de fertilité très élevé. Mais dans le sud de l’Inde, nous vieillissons plus vite qu’en France. Les gens ont donc d’autres besoins. »

Mukesh ambani
Le revenu moyen des 28 États et des 8 États de l’Union (qui relèvent directement des autorités fédérales) varie également fortement. Le revenu moyen par habitant en Inde s’élevait à 1.955 dollars en 2021-2022. Toutefois, quatre États avaient un revenu équivalant à plus du double et deux États, à moins de la moitié. Les priorités dans ces États sont différentes et l’administration choisie localement peut y répondre. « L’Inde n’est pas seulement un pays. Il est beaucoup trop grand pour cela et il y a beaucoup trop de différences en termes de culture, de langue, etc. » explique Amitabh Dubey, analyste politique au bureau d’études TS Lombard. « C’est bien que le pouvoir d’État soit si important. Les autorités étatiques peuvent ainsi faire les choses qui sont importantes pour leur propre État. Il y a une autorité centrale, mais les États prennent 90% des décisions. »

Un pays très diversifié, mais une seule nation

L’Inde est-elle plus éloignée des États-Unis que de l’Union européenne ? « En Europe, vous avez des Belges, des Français, des Allemands » explique Raman Madhok. Madhok est conseiller en diplomatie économique pour le Consulat général belge à Mumbai et, entre autres, ancien président d’Indo-Belgian-Luxembourg Chamber of Commerce. « Vous faites tous partie de l’Europe, mais votre comportement, vos habitudes alimentaires, vos interactions... sont différents. C’est le même en Inde, où les gens de New Delhi diffèrent de ceux de Mumbai. Mais la grande différence, c’est qu’ils se sentent toujours Indiens, alors que les Européens s’identifient à leur propre pays. C’est cette cohésion qui unit fermement l’Inde. »

En ce qui concerne la diversité culturelle, linguistique et des habitudes, la similitude avec l’Europe est bien plus marquée. « Au cours des 20 dernières années, nous avons ajouté près d’un tiers d’États. Delhi, par exemple, est devenu un État. Nous avons scindé de grands États pour les rendre plus maîtrisables, plus contrôlables. Et aussi en raison des grandes différences dans certains États en matière de culture, d’habitudes, de richesse, etc. » Un billet de banque indien illustre parfaitement cette diversité. Il est imprimé en 15 langues, et le montant est même écrit en 17 des 22 langues officielles : hindi, anglais, assaméen, bengali, gujarati, kanada, kaschmiri, konkani, malayalam, marathi, népalais, odia, punjabi, sanskrit, tamil, telugu et urdu.

L’hindi est la langue la plus parlée et la première / deuxième langue pour 44% de la population. Néanmoins, dans de nombreux États et régions, d’autres langues officielles sont utilisées comme première langue. Selon une étude de 2012, 194 millions de personnes parleraient anglais, soit 14% de la population (bien qu’une autre source mentionne un chiffre de 30% mais sans justifications). Le nombre d’Indiens anglophones a très certainement augmenté depuis 2012, mais même avec 194 millions, l’Inde serait le pays avec le plus grand nombre d’anglophones après les États-Unis. L’anglais est surtout parlé dans les grandes villes indiennes telles que Bangalore, Mumbai et Chennai, ce qui devrait être un grand avantage pour l’Inde dans l’attrait d’entreprises internationales par rapport à la Chine par exemple. Cependant, l’anglais est beaucoup moins parlé dans les régions plus rurales et du nord. L’hindi et différents dialectes locaux y sont plus souvent parlés.

Les opinions exprimées dans ce blog sont celles des auteurs et ne représentent pas nécessairement la position de BNP Paribas Fortis.
Koen De Leus Chief Economist
Koen De Leus (Bonheiden, 1969) détient un diplôme de master en sciences commerciales de la Economische Hogeschool Sint-Aloysius (EHSAL). Depuis septembre 2016, il occupe le poste d’économiste en chef au sein de BNP Paribas Fortis. Il est également professeur invité de la EHSAL Management School, notamment dans le domaine de la finance comportementale. En 2017, Koen a publié son livre « L'économie des gagnants : défis et opportunités de la révolution digitale », et en 2012, « Les règles d'or en bourse ». En collaboration avec Paul Huybrechts, il a écrit en 2006 « Au pays des vieux », un livre portant sur le défi social et économique du vieillissement de la population. En savoir plus

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