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Microéconomie
16.03.2018
Koen De Leus Chief Economist

Attention au Docteur Smartphone !

L’apparition des applications et des géants technologiques dans le domaine des soins de santé promet des gains d’efficacité gigantesques et des économies de coûts à l’avenant. Malgré tout, un strict contrôle par les autorités s’impose si l’on veut éviter d’accoucher d’un monstre.

Dès l’an prochain, plusieurs applications de soins de santé seront remboursées par l’assurance maladie. « Si nous voulons relever le défi que représentent les soins de santé, nous devons miser à fond sur l’innovation », a déclaré la ministre De Block. La récente annonce d’Amazon, qui ambitionne d’augmenter l’efficacité des soins de santé en collaboration avec Berkshire Hathaway et JP Morgan, devrait faire plaisir à la ministre.

L’arrivée du numérique et des technologies pourra peut-être inverser la tendance à la hausse du coût des soins de santé. En Belgique, les dépenses publiques liées à la santé augmentent - depuis les années ’70 - deux fois plus vite que notre prospérité. Le Bureau fédéral du plan estime que d’ici 2060, ces dépenses devraient représenter 10% du PIB, contre 8% actuellement. « Mais si vous prenez en compte l’introduction de la robotique, de la génomique et d’autres technologies, les coûts pourraient rapidement monter à 14% du PIB », prévient le professeur Annemans, spécialiste en économie de la santé.

PRODUCTIVITE NEGATIVE



Le problème des soins de santé se situe au niveau de sa faible productivité. Aux Etats-Unis, celle-ci a augmenté de 1,7% pour l’ensemble de l’économie au cours de la période 1990-2010. Dans le secteur de la santé et de l’assistance sociale, l’évolution est négative (-0,6%), à cause des gigantesques sur- et sous-consommations et inefficacités. La technologie pourra-t-elle résoudre ce problème ?

La sous-consommation représente du pain bénit pour les apps. Le non-respect des thérapies et la non-prise de médicaments ont un prix. Un meilleur contrôle permettrait d’économiser beaucoup de douleur et d’argent. La boîte à pilules intelligente rappellera à grand-papa qu’il doit prendre son médicament. Une partie importante de la population souffrant d’hypertension ne prend pas ses médicaments. Ce non-respect des thérapies prescrites par les malades chroniques représente un problème de taille dans tous les systèmes de santé développés.

Les apps pourraient se révéler utiles, car elles peuvent aider les malades à suivre leur traitement. Par contre, en matière de prévention, les résultats sont décevants. Le podomètre ? La montre qui enregistre votre sommeil ainsi qu’une série de paramètres vitaux ? D’après des études récentes publiées par le célèbre magazine médical JAMA, ces outils n’ont aucun impact sur la santé. Lorsque la ministre De Block décidera des applications qui seront remboursées, elle devra séparer le bon grain de l’ivraie parmi les milliers d’apps disponibles. Une corvée bien nécessaire, car le fantôme de la surconsommation n’est pas loin.

SURCONSOMMATION



Un des problèmes majeurs des soins de santé se situe au niveau de la surconsommation d’analyses, d’examens, et de visites chez le médecin. D’après l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), 30% des dépenses de santé en Belgique sont consacrées à des soins et médicaments inutiles.

A l’origine de cette surconsommation, on trouve la problématique complexe du financement des hôpitaux et du système de « rémunération à l’acte ». Un ami médecin a un jour comparé le fonctionnement d’un département de cardiologie à celui du parc d’attraction Walibi : « Vous payez à l’avance et vous pouvez utiliser tous les manèges de manière illimitée ». Et vu que les autorités prennent à leur charge la majeure partie de la facture, les patients ne s’en préoccupent pas.

La mise en place d’un système de « peer review » permettrait de vérifier si un médecin sort de la norme. Par ailleurs, nous devons modifier le système de rémunération, en le basant par exemple sur trois piliers : (1) fixation d’honoraires forfaitaires par patient et par an. Ceci permettrait de lutter contre la surconsommation. (2) Rémunération supplémentaire à condition par exemple que le médecin vaccine contre la grippe 80% de ses patients de plus de 60 ans. Ceci compenserait l’effet négatif de la surconsommation provoquée par la rémunération à l’acte. (3) Les médecins efficaces (par ex. comparaison du comportement de prescription par rapport aux confrères) seraient récompensés financièrement.

EFFICACITE



Il est possible d’améliorer l’efficacité des soins de santé via la télémédecine. Un généraliste soupçonne une crise cardiaque ? Il envoie immédiatement un électrocardiogramme qui permet au cardiologue de réaliser un diagnostic à distance. Dès que le patient arrive à l’hôpital, il peut être soigné immédiatement. Une autre application mesure les contractions d’une femme enceinte à son domicile, ce qui permet au gynécologue de décider du moment où elle soit se rendre à l’hôpital.

La télémédecine permet également de centraliser toutes les données médicales. Les citoyens peuvent ainsi mieux contrôler leurs données médicales et la coordination entre les prestataires de soins s’améliore. Les Etats-Unis comptent chaque année 250.000 victimes d’erreurs médicales, qui s’expliquent en grande partie par un manque de coordination. Chez nous, on estime le nombre de victimes d’erreurs médicales à 3.000 cas par an, la plupart dues aux médicaments. Une application efficace (qui existe déjà sous la forme de dossier médical électronique) permettrait au généraliste d’encoder les prescriptions de médicaments et de vérifier s’ils sont compatibles entre eux. Cette question représente un problème important pour les patients âgés. La décision de la ministre De Block d’obliger les apps à communiquer avec les applications de soins de santé en ligne du gouvernement fédéral mise là-dessus.

REGLEMENTATIONS STRICTES



Quelles que soient les promesses de ces applications, il faudra veiller à éviter certains écueils. Le premier : l’explosion des coûts suite au recours aux nouvelles technologies, alors que l’on s’attend à des économies. Les apps permettent d’assurer un suivi, et nous espérons qu’elles seront bientôt capables de jouer un rôle en matière de prévention. Pour la prédiction, nous avons aujourd’hui la génomique, qui promet un diagnostic plus rapide de certaines pathologies. Elle permet d’avoir recours à la médecine de précision, où les traitements sont adaptés en fonction du génome des individus. Avec l’aide de la pharmacogénétique, le patient sait à l’avance si un médicament sera efficace. Les possibilités sont énormes, mais la généralisation de cette médecine ferait exploser les coûts. Nous serons face à des choix cornéliens.

Autre problème encore plus important : le respect de la vie privée. Un mauvais usage des données de santé pourrait augmenter le prix de l’assurance soins de santé de manière astronomique pour certains malchanceux. Il est probable que ce soit le moindre de nos soucis. Avec le Big Data, Big Brother n’est pas loin. Les ordinateurs nous connaîtront en effet mieux que nous-mêmes, estime Yuval Hariri, auteur du célèbre ouvrage « Sapiens ». Cette approche personnalisée nous gardera en meilleure santé et nous encouragera à nous comporter de manière plus responsable. Mais avec la fusion entre la révolution de l’information et celle des biotechnologies, notre corps pourrait se retrouver « piraté », prévient Hariri. Le pouvoir reviendra à ceux qui détiendront nos données : ce sera peut-être Amazon ou Alibaba, ou la police secrète. Nous pourrions rapidement nous retrouver dans une « dictature des données ».

Il n’est cependant pas possible – ni d’ailleurs souhaitable – d’arrêter la numérisation des soins de santé. Mais les pouvoirs publics doivent mettre en place un contrôle strict. C’est trop peu le cas dans les autres secteurs qui ont été conquis par les géants technologiques. L’innovation est devenue la priorité. Le cadeau que les réseaux sociaux promettaient d’apporter à la démocratie s’est révélé un cheval de Troie, avec comme conséquence un monde de plus en plus polarisé.

La rapidité de mise en œuvre des nouvelles technologies liées à la santé devra dépendre de la sécurité et du contrôle de ces données. La technologie pour la technologie n’a pas de sens et génèrera une explosion des coûts, pour des gains marginaux. Nous ne devons jamais perdre l’objectif de vue : est-ce utile ? En sortirons-nous meilleurs, et à quel prix ? Tout développement incontrôlé se fera à nos dépens et se paiera cash. Seul un contrôle strict nous permettra d’éviter de donner naissance à un monstre.

Hendrik Cammu, médecin, professeur à la VUB et auteur, est co-auteur de l'article.

Les opinions exprimées dans ce blog sont celles des auteurs et ne représentent pas nécessairement la position de BNP Paribas Fortis.
Koen De Leus Chief Economist
Koen De Leus (Bonheiden, 1969) détient un diplôme de master en sciences commerciales de la Economische Hogeschool Sint-Aloysius (EHSAL). Depuis septembre 2016, il occupe le poste d’économiste en chef au sein de BNP Paribas Fortis. Il est également professeur invité de la EHSAL Management School, notamment dans le domaine de la finance comportementale. En 2017, Koen a publié son livre « L'économie des gagnants : défis et opportunités de la révolution digitale », et en 2012, « Les règles d'or en bourse ». En collaboration avec Paul Huybrechts, il a écrit en 2006 « Au pays des vieux », un livre portant sur le défi social et économique du vieillissement de la population. En savoir plus

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